Daron Acemoglu est professeur d'économie au Massachusetts Institute of Technology où il est titulaire de la "chaire Charles P. Kindleberger". il vient de publier, avec l'un de ses doctorants aujourd'hui assistant à la Boston University, Pascual Restrepo, l'une des études les plus détonantes sur l'emploi et la robotisation aux États Unis.
En mai 2016, les deux scientifiques publiaient des travaux de thèse selon lesquels l'apparition des robots dans un secteur se traduirait par une création d'emplois qualifiés. Ils formulaient alors l'hypothèse que ces nouveaux emplois "recycleraient" d'anciens métiers, notamment manuels, et que la transition avait tout lieu d'être bénéfique à la fois sur le nombre d'emplois, la qualification des personnes et leur niveau de rémunération.
Dans une publication datée du 17 mars 2017 (ici), les deux scientifiques reviennent sur leurs prévisions et constatent à partir d'observations chiffrées de l'emploi industriel aux États-Unis entre 1990 et 2007, que la robotisation a indéniablement eu un effet négatif sur l'emploi et les salaires.
Ainsi, la création d'emplois liés à la robotisation est loin de compenser la perte des postes d'ouvriers, et, si les robots créent des postes, pour leur maintenance, leur gestion opérationnelle et dans le domaine économique à la fois pour leur investissement, leur maintien et leur amortissement, le meilleur gain de productivité pour l'industriel réside dans la suppression de main-d’œuvre.
Selon leur étude, les robots ont supprimé quelque 670 000 postes sur la période considérée, avec un taux évalué à 6,2/1000 postes disparus pour chaque robot industriel. Comme le développement et l'installation de ces robots sont entrés dans une logique de l'exponentiel dans laquelle l'évolution de la robotisation dépasse largement le temps nécessaire aux humains pour se former et augmenter leur expertise, nous sommes donc littéralement aujourd'hui au-delà d'un point de singularité où la disparition des emplois va s'accélérer. De manière concourante, et contrairement à toutes les autres prévisions, la robotisation a entraîné les salaires vers le bas. Une baisse de 0,7 % constatée sur le strict domaine de l'étude des chercheurs s'explique selon eux par la baisse du besoin de main-d’œuvre, l'augmentation du nombre des chercheurs d'emploi, et la baisse de demande sur le marché du travail. Cela entraînerait alors des effets cumulatifs tels que la baisse du niveau de consommation dans le bassin d'emploi et donc celle de l'attractivité générale et des services.
Cette constatation alarmante apparaît alors que, après une première période de robotisation commencée dans les années soixante pour la substitution des tâches simples, de manutention puis opérationnalisation mécanique, instrumentale puis plus récemment agricole, une seconde période s'ouvre avec une ouverture du domaine robotique à des tâches de haute qualification : diagnostic, finance, loi, médecine, biologie, chirurgie, commerce en ligne, livraison par drones, etc. Le constat était jusqu'ici politique, avec un rapport de la commission européenne recommandant de taxer la productivité des robots au même titre que celui des opérateurs humains. Le débat est entré dans le domaine politique français avec des déclarations récentes de certains candidats à la présidence de la République. Le débat prend, à notre sens, beaucoup trop de temps par rapport à la logique de l'exponentiel à laquelle est soumise la robotisation. Force est donc de constater que cette publication apporte un regard objectif à un domaine en débat, ou les convaincus d'une paupérisation des emplois s'opposent aux partisans d'une libération du travail ou à ceux du toujours plus de revenus pour soi au détriment de ceux qui donc s'appauvrissent en même temps. Le débat n'est pas nouveau, il a été connu pour toutes les périodes de l'industrialisation, de l'époque de Ludd aux récentes grandes crises qui sont à l'origine de la surprise des dernières élections présidentielles américaines.
Peut-être serait-il utile de ramener un peu de raison dans ces débats de chiffonniers politiques en redonnant quelques crédits aux scientifiques pour voir ce qui se passe réellement en France et en Europe dans le domaine.