L’interdisciplinarité est un vrai champ de bataille. L’ENSC en est le témoin, construite à bout de bras malgré les ordres disciplinaires, les chapelles et les tuyaux d’orgue académiques ou des décideurs politiques nationaux, dont les rares partisans des transversalités sont également bien mal traités.
La crise actuelle n’échappe pas aux dogmatismes, aux luttes de clans et aux pouvoirs de telle discipline sur une autre, souvent dans la fausse modestie des mandarins et de leurs adeptes, partisans ou détracteurs.
Considérer que la recherche médicale n’est que médicale, que l’éthique n’est qu’une discipline de l’Ordre, des comités national, de l’Inserm ou locaux de protection des personnes, est une caractéristique bien ancrée de l’institution française. Elle repose d’ailleurs sur un monde histoirique et « dérogatoire » de facultés « dérogatoires » réunissant des professeurs à carrière « dérogatoire » pour des études « dérogatoires » menant à un doctorat « dérogatoire » : les diplômés en sont d’ailleurs, spécificité française, les seuls que l’on appelle « docteur » comme si les autres scientifiques n’en étaient pas vraiment digne du titre. Ces facultés regroupent d’ailleurs parfois des disciplines fondatrices d'autres facultés, de sciences ou de lettres et humanités, mais aux titres desquelles on adjoint explicitement les termes de « médicales », « biomédicales », parfois « humaines (!) », « de santé » ou autre astuce sémantique pour marquer la distinction, la différence, le non mélange. Les unités n’en sont souvent dirigées que par des spécialistes, docteur par ci, professeur par là, blouses blanches partout et toges toujours : statistiques médicales, informatique médicale, biologie humaine, neurosciences biomédicales, psychologie médicale, pédagogie médicale, médecine du sport, du travail, santé publique ... marquant d’autant la singularité de ce monde académique « dérogatoire ».
C’est dans Le Monde le 17 avril 2020 que des dirigeants « non médicaux » des plus grands instituts de recherche français et de quelques universités signent une tribune appelant fermement à l’interdisciplinarité et à une approche « One Health » que nous avions déjà discutée et appelée de nos vœux, ici, dans ce site (lien). Cette démarche « One Health » (voir l'article sur le site de l'Agreenium) promue par l’OMS et de grandes organisations internationales ne trouve paradoxalement qu’une attention condescendante en France. Or, selon ces illustres signataires, la pandémie actuelle « est étroitement liée à la question de l’environnement ». Hors de la clinique et de l’intervention urgente sur la vie des personnes qui méritent évidemment d’être sauvées ou dont l'avenir doit être préservé, et pour lesquels l'hôpital universitaire est le meilleur endroit, la Santé ne peut être traitée de manière parcellaire par les seuls médecins. Les signataires rappellent que c’est « une perturbation humaine de l’environnement, et de l’interface homme-nature, souvent amplifiée par la globalisation des échanges et des modes de vie, qui accélère l’émergence de virus dangereux pour les populations humaines », et donc pour les individus qui les composent, « par recombinaison entre virus d’espèces différentes ».
Le constat est dur, il est également clair : en France, le débat scientifique et les orientations politiques de la réponse à la crise sont littéralement raptés par certains, dans un oubli quasi total des disciplines concernée et souvent rompues à croiser les approches, à collaborer et à promouvoir une interdisciplinarité globale. Les conflits rapportés par la presse, qui monopolisent la place publique, sont par exemple ceux qui opposent les Horaces et les Curiaces de la méthode, les fanatiques de l’« Evidence Based Medicine » (EBM) aux partisans des approches réalistiques (voir ici dans ce site). Selon les signataires, « il est paradoxal de constater que les études de médecine et de pharmacie continuent d’ignorer largement la biologie de l’évolution, et que celle-ci est récemment devenue facultative pour les deux tiers d’un parcours scolaire de lycéen », alors que l’approche One Health « doit devenir une priorité pour une recherche interdisciplinaire brisant les cloisonnements, encore trop présents, entre le monde biomédical et celui qui se consacre aux sciences de l’environnement ».
Afin de gérer cette crise, de s’inspirer des connaissances issues de précédentes et d’anticiper « celles qui ne manqueront pas de survenir », il est nécessaire, de recourir à une véritable « écologie de la santé » prenant en compte à la fois « les écosystèmes, les pratiques socioculturelles et la santé des populations humaines, animales et végétales » considérées comme un tout et des problématiques indissociables. « Cela implique, enfin, de tirer les conséquences pratiques et politiques des connaissances que l'écologie de la santé nous apporte sans attendre la prochaine crise », concluent les signataires qui semblent, représentants majeurs de la recherche en France, sifflet la fin d’une partie qui se joue manifestement sans eux, de manière tuyautée et fermée, entre des courants du pouvoir politique et des écoles de pensée d’un monde « dérogatoire » bien français.
Un regret, un manquement dans cette démarche : l’absence notoire des SHS, avec notamment pas de sociologie ou d’anthropologie, de psychologie, de sciences économiques ou de philosophie, et bien d’autres encore qui trouveraient leur place avec grande pertinence dans la démarche « One Health » : « une seule santé ». Une remarque finale : une démarche de grands scientifique fédérés par l'alliance nationale pour l'environnement ; quelle position entend adopter Aviesan, l'alliance nationale pour la santé, jusqu'ici bien silencieuse sur l'urgence de l'interdisciplinarité dépassant le monde médical ?
direction de de la recherche fondamentale du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (Cea) ;
Muséum national d’histoire naturelle (Mnhn) ;
Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad) ;
direction scientifique de l’Institut national de l’environnement industriel et des risques (Ineris) ;
Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer) ;
direction scientifique de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (Irsn) ;
Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inra-e) ;
Bureau de recherches géologiques et minières (Brgm) ;
Institut écologie & environnement (Inee) du CNRS ;
Institut de recherche pour le développement (Ird) ;