Cet équipement électronique intégré, l’EC-EYE (ElectroChemical EYE), est constitué d’un globe oculaire artificiel complet dont la rétine est constituée de minuscules capteurs électrochimiques positionnés dans une membrane hémisphérique d'aluminium et de tungstène et imitant les véritables cellules photoréceptrices. La partie optique du prototype est constituée d’une lentille et forme la cavité sphérique contenant un liquide ionique. Les données qui en sont issues sont transmises par de minuscules câbles formant le nerf optique. Pour l’instant limité à une résolution de 100 pixels et à un champs de vision de 100 degrés, le dispositifs sera amélioré pour permettre d'ici cinq ans selon les auteurs une vision quasi normale sur 160 degrés et permettre une utilisation substitutive en clinique, voire dépasser les aptitudes naturelles de l’homme. L'appareil pourrait alors équiper des robots humanoïdes ou d’autres dispositifs de vision. Les chercheurs pensent ainsi pouvoir à terme obtenir un œil doté de nanorécepteurs permettant une vision dix fois plus précise et performante que celle de l’œil humain.
Deux problèmes restent posés et non abordés par les auteurs. Le premier est celui de l’interface qui sera nécessaire chez l’homme entre la partie artificielle est le premier relai sous cortical (genouillé latéral du thalamus) en respectant son organisation structurale en couches et fonctionnelle en hémichamps droit et gauche, en réseaux rapide (magnocellulaire) et plus lent et précis (parvicellulaire), selon le type d’information et sa localisation sur la rétine. Ce problème est d’autant plus critique qu’il participe à la ségrégation des informations en contrastes, couleurs et mouvements, tout en permettant d’assurer la mobilité oculaire (poursuite oculaire, mouvements réflexes, contraintes de nystagmus, etc.), pour un traitement spécifiques à d'autres aires cérébrales distinctes (notamment corticales). Il se posera d’autant plus s’il doit être coordonné avec un œil sain restant, posant la question de sa cohérence ou de sa suppression, produisant alors un nécessaire handicap pour pouvoir être couplé avec un second œil artificiel (éborgnement). Le second problème est, dans le cas fort théorique ou le premier pourrait être résolu, de savoir ce que ferait un homme augmenté d’une vision dix fois plus performante que la naturelle.
Nous sommes encore une fois confrontés au fantasme des spécialistes de l’artificiel qui veulent faire plus en omettant les contraintes de bases comme si leur solution allait de soi. Toujours plus n'est pas forcément mieux.
Il y a fort à parier que les équipes californiennes et chinoises produiront un œil artificiel qui restera un gadget puisque d’une part impossible à connecter utilement au cerveau, sauf à en faire un simple outil d'interface cerveau-machine (BCI). Dans le cas où l’interface serait possible, alors pourquoi utiliser un œil plutôt qu’un dispositif plus efficace de caméras incorporées ou embarquées sur des lunettes, plutôt qu’un dispositif « usine à gaz » faisant courir des risques chirurgicaux considérables à la personne qui en serait équipée ? Enfin, lorsque les auteurs affirment que l’œil est déjà capable de différencier des lettres simples comme E et Y, ils omettent l’idée que ce n’est pas l’œil qui voit ces lettres, mais tout un ensemble, avec l'intervention d'un système postérieur, soit d’intelligence artificielle dans leur cas, soit d'intelligence naturelle soumise aux apprentissages culturels dans le cas de l'homme normal, l’œil ne détectant que des différences auxquelles une intelligence donne éventuellement un sens en fonction des acquis, de la mémoire et des apprentissages, et de la motivation ... à voir.
Ce problème de l’interface est récurent chez les mécanistes qui engagent pourtant des moyens colossaux comme s’il était résolu. Le fameux Elon Musk fait d'ailleurs comme s'il avait franchi ce cap grâce à son dispositif cerveau-ordinateur développé par sa société Neuralink, alors qu’il ne permet que de produire de nouveaux apprentissages chez les sujets à partir d’électrodes implantées, comme le faisait déjà Grey Walter par l’électroencéphalogramme de surface (électrodes collées sur le scalp) avec ses tortues robots au milieu du siècle dernier, et que réalise tous les jours le "brain-computer interface" tel qu'il est enseigné et mis concrètement en oeuvre à l'ENSC. Pour l'avoir moi-même testé à l'hôpital avec des électrodes implantées et recueillir des potentiels évoqués cognitifs de 1993 à 1999 (voir liste de publications ici), je peux affirmer que ... ça ne marche pas ... à de tels niveaux macroscopiques et d'approximation théorique.
Rien de nouveau sous le soleil, et toujours le fantasme du bio-mimétisme dans un transhumanisme paralysé par ce boulet conceptuel. On ne fait pas voler des avions en imitant les oiseaux ! Voir à ce propos l'excellent article de Jean-Claude Beaune, André Doyon et Lucien Liaigre sous le titre "automate" dans la non moins excellente Encyclopaedia Universalis (lien ici), et comprendre comment, "Comme le train qui s'entête, dès sa naissance, à singer la diligence, le robot, marqué des pouvoirs nouveaux de l'électricité, de l'asservissement mécanique et de l'électromagnétisme, s'entête à son tour à parodier tristement la nature humaine" (sic).
Voir l'article de Martin Koppe sur un "Regard anthropologique sur le biomimétisme" dans le Journal du CNRS (lien ici), qui explique le "biomorphisme", c'est-à-dire utilisation et "détournement" de solutions héritées de l'évolution adaptative pour faire quelque chose d'autre (par exemple le Velcro inspiré des épines du fruit de la bardane). Tout cela ne peut être confondu, dans un fantasme à la Pinocchio et à la bonne fée, avec la simple copie réductionniste d'éléments isolés d'ensembles fonctionnels intégrés, en espérant que la fonction émergente des derniers apparaisse spontanément des simples bouts de bois et de ferraille des roboticiens ou du silicium des informaticiens.