La plasticité cérébrale n’a pas fini de nous interroger et l’on la sait caractérisée par de multiples facteurs. Ainsi semble-t-il que cette plasticité soit opérante en terme compensatoire, lors d’atteintes cérébrales de supports réputés nécessaires à l’expression d’une fonction cognitive, mais à la condition que cette atteinte intervienne avant un âge spécifique à chacun des systèmes, pendant une sorte de « fenêtre de plasticité ». Au-delà de cette période, la compensation est difficile, voire impossible. Le cas d’une jeune américaine interroge cependant les scientifiques et pose à la fois des problèmes de compréhension de cette plasticité mais également sur sa signification biologique, notamment au niveau de son intérêt évolutionnaire.
Cette jeune patiente, aujourd’hui âgée de 14 ans, est née sans hémisphère gauche. En fait, l’hémihydranencéphalie telle qu’elle est décrite dans les cas publiés dans la littérature médicale, montre que les enfants concernés naissent avec deux hémisphères mais que l’un d’eux est détruit dans les premières mois de vie. Cette atteinte provoque des handicaps et toute une série de déficits que l’on étudie précisément avec des tests spécialisés. Ici, les parents se sont appercus du problème vers l’âge de 7 mois, suite à des problèmes moteurs et de préhension réflexe unilatérale. À 10 mois, l’IRM cérébrale montrait déjà l’absence totale d’hémisphère gauche, l’hémisphère droit étant de volume normal. L’examen neurologique révélait un déficit moteur de la main droite et du membre inférieur droit, une suppression de la vision du champ visuel droit des deux yeux. Depuis, la jeune fille est devenue gauchère, incapable d’établir des substitutions sensori-motrices suffisantes (hémiparésie droite et champs visuels droits déficitaires des deux yeux).
Au plan étiologique, l’hémisphère cérébral gauche ne s’est donc pas développé et a même involué du fait d’une occlusion de l’artère carotide gauche survenue très tôt au cours du développement. Pour rappel, le système carotidien est constitué de l’artère carotide commune, issue pour l’hémisphère gauche de l’aorte, puis se divise en deux artères. La branche carotidienne externe irrigue l’ensemble de la face et du scalp, l’artère carotide interne concerne le cerveau antérieur, notamment le système cortical, les yeux, l’oreille interne... C’est de cette branche interne dont ils s’agit dans le cas cité, l’hémisphère non développé ayant été remplacé par du liquide céphalo-rachidien. Il faut rappeler que, dans la très grande majorité des cas, sauf chez de très rares gauchers dits purs, les fonctions langagières sont supportées par l’hémisphère gauche, tant en ce qui concerne la production phasique (aire de Broca) que la compréhension (aire de Wernicke). Les principales pathologies du langage sont d’ailleurs les conséquences d’atteintes de l’hémisphère gauche. Le test de Wada est spectaculairement démonstratif de la relation étroite des territoires et fonctions du langage avec l’irrigation carotidienne interne (injection intra-carotidienne interne d’amytalsodium).
Une équipe de neuropsychologues et neurologues ont pu suivre cette jeune patiente de l’âge de 14 mois jusqu’à aujourd’hui, soit sur près de 13 ans. Les résultats ont été publiés le 29 février 2020 dans la revue Cortex par une équipe multicentrique de Californie, Iowa et Illinois.
Les données relevées se sont affinées avec l’âge et l’acquisition des performances et des compétences langagières et cognitives, en même temps qu’étaient étudiées par IRM la structure et l’activité de l’hémisphère droit. Les chercheurs se sont notamment interessé à la connectivité au sein de la substance blanche et ont pu repérer comment les réseaux se sont organisés au cours du développement. Les examens d’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf) ont permis d’étudier la localisation de l’activité cérébrale pendant les tests de langage, permettant d’étudier à la fois les zones corticales impliquées mais également les faisceaux de substance blanche de l’hémisphère droit associés au traitement du langage. Toutes ces données ont été référées à celles des enfants normaux et plus particulièrement à celle de son jeune frère, pour la proximité génétique et le milieu d’évolution, ainsi qu’avec celles relatives à 3 cas d’enfants ayant été victimes d’un accident vasculaire cérébral périnatal.
Si pendant la période préscolaire, la fillette a d’abord présente un retard d’acquisition du langage, notamment en vocabulaire et en syntaxe, elle a ensuite acquise tout au long de sa scolarité des compétences langagières décrites comme remarquables. Certaines des dimensions du langage sont supérieures à la normale pour son âge, d’autres sont exceptionnellement élevées, en phonologie et décodage des mots, dépassant constamment les compétences des enfants n’ayant pas d’anomalie de développement. Ces performances posent d’ailleurs le problème d’existence de facteurs limitants chez les sujets normaux dont se serait affranchi le cerveau unilateralisé, alors que pourtant les trois enfants ayant subi un AVC gauche en période périnatale n’ont pas rattrapé leur retard.
Les compétences en raisonnement spatial, en calculs de difficulté croissante, en mathématiques ou en tâches de complétion de dessin sont préservées, et sont mêmes pour certaines au dessus de la moyenne.
Les études neurofonctionnelles (IRMf) montent une substitution des fonctions habituellement latéralisées à gauche sur l’hémisphère droit, et le volume des fibres longues de la substance blanche (faisceau arqué) connectant à des zones impliquées dans le traitement du langage dans l’hémisphère droit est plus important que dans l’hémisphère droit ou gauche d’enfants normaux.
Les auteurs émettent l’hypothèse que la plasticité cérébrale est donc à examiner selon la fonction substituée, la patiente n’ayant pas récupéré ses fonctions motrices. Ils pensent que l’acquisition des performances préservées a été même favorisée par des processus dont il faudra faire la part entre les rôles respectifs de la génétique, de l’environnement enrichi dans lequel vivent ses deux enfants, et de causes purement neuro-pathologiques.
Il serait intéressant de resituer le cas de cette meilleure aptitude liée à une levée d’inhibition par l’hémisphère manquant, dans le cadre de la logique du bénéfice biologique, ainsi que de comprendre l’intérêt évolutionniste d’une telle inhibition dans un intérêt adaptatif. Pourquoi un sujet serait-il handicapé dans un état normal par rapport à une pathologie habituellement considérée comme délétère pour l’espèce, sauf dans un cas favorable à l’évolution, ce qui n’est pas le cas ici. Il est important d’examiner la question de l’utilité adaptative de cette meilleure performance de manière compensatoire du handicap d’autres fonctions.
Ces résultats vont néanmoins dans le sens d’une distinction de fonctions au sein de l’encéphale, et d’une différence des processus de compensation selon cette distinction. La cognition est donc plus à considérer comme un ensemble de fonctions, supportées habituellement par des systèmes neuronaux, mais que d’autres peuvent ou non compenser de manière spécifique pour chacune d’elles.
Quoi qu’il en soit, cette étude montre l’extrême pouvoir d’adaptation du cerveau en évolution chez l’enfant et ses capacités à transférer sur d’autres structures des capacités de support de fonctions nécessaires à une vie quotidienne adaptée de la manière la plus performante au bénéfice de l’expression de ces fonctions.
L : gauche. Séquences IRM. Coupes coronales, axiales et sagittales. Patiente de 14 ans (C1). Asaridoua SS, et al. Cortex. 29 Feb 2020.