L'histoire a commencé avec Spearman et Binet. Au début du siècle dernier, la science s'écrivait encore aussi en Français. en Allemand, en Russe, en Italien ou en Espagnol. L'Anglais était même parfois évité pour correspondre à une forme de culture rigoriste qu'évitaient encore autant que possible des gréco-romains dont le but et l'espoir sont souvent de s'arranger de la complexité.
Outre manche, Charles Spearman recherchait alors le moteur "pur" de l'intelligence, constitué d'un "facteur G" (G pour intelligence "générale"), dont dépendraient les différentes aptitudes de l'homme. Spearman était un psychologue anglais notoirement connu pour ses méthodes statistiques. Son analyse factorielle a pour but de dégager des facteurs sous jacents d'un ensemble de données d'observation. Par conséquent ces données, dont celles des différents comportements, sont conçues comme issues de facteurs cachés explicatifs de la variabilité humaine : tel est le cas du facteur G ou facteur général d'intelligence qui sous-tendrait pour l'anglais les performances et les tâches intellectuelles.
Alfred Binet proposait quant à lui avec Théodore Simon, une mesure de l'intelligence à partir de toutes un fatras de données de base évoluant en fonction de l'âge (âge mental) et variant pour certains en fonction du milieu socioculturel : expression orale, écrite et caractères graphologiques, aptitude au calcul, au raisonnement (notamment à propos des suites) et à la représentation géométrique, données biologiques et céphalométriques, etc. L'intelligence est alors conçue comme émergente de ses composantes, multicritères, évolutive et surtout relative ; elle s'exprime en pourcentage par rapport à des normes d'âge et de moyennes socioculturelles. Binet s'attachait ainsi à souligner les influences sociales, physiques et évolutives. Des interprétations rapides, notamment par certains ergonomes, psychométriciens et naturalistes américains, feront paradoxalement de l'échelle du QI composite de Binet un "Q test", instrument de sélection, d'élitisme, voire d'exclusion et de racisme.
Les approches étaient alors top-down (descendantes) d'un côté de la Manche, et ascendantes (bottom-up) du côté sud. S'opposaient une conception d'une intelligence théorique structurant les aptitudes des Anglais et celle d'un ensemble de performances des Français synthétisées dans un coefficient global qu'on aurait souhaité réservé à la détection et l'aide des fragilités, à l'orientation vers des procédures d'adaptation ou de rattrapage et au respect des différences de chacun.
Ces deux orientations culturelles et opposées, l'une d'une essence "pure" dont dépendent les diverses aptitudes implémentées chez chacun, l'autre globalisant les aptitudes constitutives des personnes, ont longtemps été discutées puis testées par les psychologues expérimentalistes. Ainsi Louis Thurstone ou Joy Guilford semblent se rassembler autour d'un modèle analytique dans lequel le système cognitif est composé d’aptitudes indépendantes les unes des autres. Parallèlement, John Carroll, Raymond Cattell et John Horn ont développé chacun sur d’autres bases des modèles qui a été récemment généralisés sous l'acronyme "CHC" (pour Cattell-Horn-Carroll), à l'origine d'un test devenu une référence des principales échelles d’intelligence.
Au tournant du siècle, on a assisté à un rapprochement entre ces deux conceptions avec des modèles hiérarchiques de l’intelligence, dont le modèle en trois strates de Carroll. Selon lui, des aptitudes élémentaires se combinent en fonctions de plus grande étendue qui contribuent à l’intelligence générale. Cette pyramide voit une base d'une trentaine de capacités spécifiques, telles celles de raisonnement, de mémoire visuelle ou auditive, la fluidité des idées, l’aisance numérique, la maitrise du vocabulaire, etc. Un deuxième étage réunit huit grands facteurs comme l’intelligence fluide ou logico-mathéamtique caractéristique de capacités de raisonnement et de logique indépendantes des apprentissages, et comme l’intelligence cristallisée ou verbale basée au contraire sur des connaissances ou des capacités acquises. Sont également convoquées la mémoire, la vitesse de traitement de l’information qui elles sont à la fois gérées génétiquement et modulées par l'expérience. Ces facteurs de deuxième étage supporteraient quant à eux le sommet de la pyramide : le fameux facteur G d’intelligence générale. Il serait alors une combinaison entre rapidité à traiter l’information et capacité à la concentration pour la gestion d'un problème s'étayant sur les aptitudes sous jacentes.
À côté de cette intelligence particulièrement dépendante des aptitudes logico-mathématiques et verbales que privilégient les systèmes scolaires, de la sélection et du travail, d'autres approchent tentent heureusement d'enrichir le débat au-delà des jugements de valeur autour de termes très connotés d'intelligence, de surdoué, d'imbécillité ou de débilité. Elles appellent des notions de performance dans des domaines variés qui mobilisent des aptitudes exécutives, flexibles, de contrôle et de vitesse de traitement ou de raisonnement. Les chercheurs de la psychologie expérimentale, cognitive, différentielle, sociale ou culturelle, ceux des neurosciences, de la neuropsychologie et du handicap neurologique, les psychanalystes, les sociologues, les linguistes ont développé d'autres conceptions de l'intelligence, mesurable ou non, mais qui émerge progressivement d'aptitudes et d'expériences et de la construction progressive du cerveau qui s'exprime dans la confrontation à la complexité du monde extérieur comme intérieur. L'affinement des définitions, la multiplicité des mesures, le développement des recherches sur l'intelligence naturelle ont ainsi fait avancer les concepts. On a alors étudié l'intelligence des oiseaux, des rongeurs, des singes, et chez l'homme celle des bébés qui se constitue dans le rapport à la mère et à l'environnement, des enfants et adolescents qui se construit dans l'intégration et l'opposition au monde, l'intelligence du sportif, du danseur ou du musicien, celle du peintre ou de l'architecte, du militaire ou du manageur, de l'artisan ou du journaliste. Ces notions d'intelligence variées n'ont plus qu'un lointain rapport avec de simples "processus supérieurs" encapsulée dans des échelles strictes de jugement, d'attention, de mémoire. Elles privilégient l'adaptation, et convoquent des notions plus floues telles que celle de recrutement du cortex préfrontal, de mobilisation des connectomes cérébraux, de contribution des composantes du langage, des contraintes de la mémoire de travail, et surtout d'aptitudes à la "métacognition". Homo "sapiens sapiens" est l'homme "qui sait qu'il sait". Son intelligence est de savoir construire la sienne. Une telle construction émerge en fonction de stratégies qu'il sait mobiliser, adopter ou éviter, orienter ou mettre en œuvre avec plus ou moins de bonheur, de maturité et de sûreté, pour s'adapter à des modifications environnementales qu'il maîtrise sans pour autant les définir ou même parfois en avoir une pleine conscience.
Au-delà de cette puissance conceptuelle de la métacognition, la critique des modèles statiques a permis l'arrivée de modèles dynamiques. Le développement de l'intelligence prend du temps. Jean Piaget a ainsi montré la nécessité de développement par des stades qui traduisaient une modification dynamique des structures opératoires loin du modèle d'intelligence brute, factorielle, et du fantasme anglo-saxon du facteur général d'intelligence. Aujourd'hui, on s'intéresse à la diversité des processus d'apprentissage et des cultures, mais aussi à la "plasticité cérébrale" et au développement de modules cérébraux qui s'interconnectent en réseaux ou en sous-systèmes dynamiques, complémentaires, substitutifs les uns des autres, de la vie fœtale aux dernières heures de la vie des personnes de plus en plus âgées. Cette expression d'aptitudes auto-organisées est dépendante de celle de gènes interagissent entre eux en fonction du milieu et de l'expérience de la confrontation d'un individu "vicariant" à un milieu naturel, psychosocial ou culturel de plus en plus enrichi et dans lequel le numérique est omniprésent.
Au plan psychodynamique, l'intelligence est également conçue comme confrontation permanente et complémentarité réitérée entre d'une part les dimensions multisources telles que précédemment définies et d'autre part la personnalité. Celle-là est faite de préférences cognitives, d'émotions et d'affects stabilisés mais chaque jour réévalués. Chaque homme, pour l'avoir vécu, sait l'importance de ces dimensions affectives sur la mise en œuvre, la conduite, la fiabilité ou même la faillite du raisonnement. Ainsi certains neuropsychologues tels Antonio Damasio ou des psychanalystes s'intéressent-ils d'une part à l'existence d'une "cognition chaude" et d'autre part à la finalité d'une "pensée plaisir" plus orientée vers la récompense que la performance. On voit donc que l'intelligence est multidimensionnelle, et la réduire à la performance est bien preuve de son absence. Les aptitudes et compétences d'abstraction logico-mathématiques et verbales ont été balayées par des auteurs récents. Howard Gardner a par exemple, au contraire, montré leur dépassement dans un ensemble complexe et difficilement formalisable et réductible à de simples équations.
Et l'IA, là-dedans. C'est bien le problème. Certains informaticiens, qui n'ont souvent lu que des chiffres et quelques phrases en Anglais, ont retenu évidemment l'intelligence figée, celle de Spearman ou des échelles de CHC. Ils ont donc construit un projet automatique autour de cette définition obsolète pour doter les machine d'une forme calculatrice Le projet s'est structuré vers le Graal d'une intelligence "pure", avec le désir de la performance, mais aussi celui de la compétition qui en découle souvent. On a donc vu fleurir des IA qui ont permis de résoudre différents jeux dits d'intelligence, dont ceux de boules, le jeu de dame, le jeux d'échec, et maintenant, le Go. Reste le Poker, mais là, c'est connu, ça finira au révolver.
Bien sûr qu'il est idiot de vouloir être plus performant qu'une machine, que ce soit un régulateur de vitesse, un pilote automatique de bateau ou d'avion, de vouloir conduire mieux qu'une Google car, ou dépasse tout autre système artificiel intelligent. Mais quand ça va mal, chacun souhaite qu'il y ait un pilote dans l'avion ou dans la cabine du tgv. Ce qui veut bien dire que la définition de l'intelligence artificielle joue un petit peu sur l'écart référentiel à celle de l'homme. Les machines seront un jour, peut-être, aussi intelligente que les hommes, pour tout et dans tous les domaines, en s'appropriant les expériences des passés comme l'espoir et la conscience de l'avenir, mais ce sera alors l'intelligence d'un homme artificiel. Pour l'instant, ce n'est qu'une somme d'outils, comme des marteaux, de règles à calcul, des ordinateurs, des robots compagnons, ou des systèmes Internet. Il leur manque une caractéristique fondamentale de l'intelligence humaine : la vie.
On peut à ce propos revenir à une définition plus globale et biologique de l'intelligence, en ramenant son expression au meilleur moyen de favoriser et donc de transmettre un patrimoine génétique : la sexualité. Elle commence avec le choix des partenaires, leur séduction, l'échange des gamètes, la grossesse et sa protection, l'écoulement et l'élevage des lignées descendantes, la constitution d'un havre de paix chez les nidicoles, la famille, la tribu et autres artifices sociaux de protection des enfants, de valorisation des parents et de respect des aïeuls. Le plus intelligent est celui qui survit et fait survivre sa lignée, sa famille, et donc celui qui se reproduit. C'est donc celui qui sait, peut ou pourrait négocier au mieux la survie de ses gènes au-delà de sa propre existence. Tout le reste ne serait que des stratégies d'intelligence qui accompagnent le génome dans sa poursuite millénaire. Pour cela il faut évidemment savoir parler, calculer, mais être puissant et séducteur, avec la force, l'art, l'humour, les études, le niveau social… Toutes ces stratégies de contour que l'individu essaye de mettre en œuvre pour survivre, pour lui ou sa descendance, sont guidées par un principe dual majeur : la motivation et le plaisir, la recherche du renforcement positif... En définitive, l'intelligence ne serait-elle pas qu'une question d'espoir et de bonheur ?
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